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Trek à Pokhara (Népal), décembre





Népal, Pokhara, Annapurna, © L. Gigout, 1990
Himalaya (Annapurna) vu de Pokhara.

Népal, Pokhara, Annapurna, © L. Gigout, 1990


Pax m’accompagne. Déborah, qui ne se sentait pas de marcher, est restée à Katmandou. Nous avons loué un minimum d’accessoires dans une boutique de trek à Pokhara et nous sommes partis ce matin. Les sommets himalayens sont au loin, crêtes enneigées prises dans un voile nuageux que le vent défait. Notre chemin commence par l’escalade de montagnes boisées qui montent de la vallée en contournant des champs minuscules, plates-formes horizontales aux contours soulignés par un talus empierré. Nous croisons quelques génisses oisives. Nous traversons des hameaux de maisons rouges gardées par des meules de paille. Le soleil est juste assez ardent.


Népal, Pokhara, Annapurna, Nagdanda, © L. Gigout, 1990
Entre Pokhara et Nagdanda.

Népal, Pokhara, Annapurna, Nagdanda, © L. Gigout, 1990
Champs en terrasse, entre Pokhara et Nagdanda.

Népal, Pokhara, Annapurna, Nagdanda, © L. Gigout, 1990

Népal, Pokhara, Annapurna, Nagdanda, © L. Gigout, 1990

Népal, Pokhara, Annapurna, Hille, © L. Gigout, 1990
Dans le village de Hille.


Deuxième jour et je suis déjà sur les genoux. C’est la faute à ce grand escogriffe de Californien monté en graine qui m’accompagne. Ses jambes sont plus grandes que les miennes et c’est un pressé. Il marche, il marche, et ne regarde ni à droite ni à gauche. Il semble que son seul objectif soit de faire ce trek, marcher vers l’Annapurna et envoyer quelques dizaines de cartes postales à ses amis. Ce qui se passe autour de lui ne l’intéresse pas. Il n’a nulle envie de musarder. J’exagère. Pax s’intéresse à autre chose qu’à la pointe de ses brodequins. Quand il croise un autre randonneur américain, son visage s’éclaire. Le soir, quand nous arrivons au refuge, il déroule lentement sa longue écharpe, arrache le bonnet chinois qui lui réchauffe les oreilles, retire ses gants avec désinvolture, déboutonne sa vareuse molletonnée et remonte son pantalon large. Alors, comme un vieux marin, il s’assied sur un banc avec un raclement de gorge et il engage la conversation avec un nouvel ami. Cela fait deux ans qu’il voyage ainsi, en compagnie de Déborah. Et s’il est pressé c’est simplement qu’il se languit de sa fiancée restée à Katmandou. Sur le ton de la confidence et avec une pointe d’orgueil dans la voix, il m’a révélé être anarchiste et détester ses compatriotes. Pourtant, c’est avec nostalgie qu’il me parle de la Californie et de ses amis. Il passe de nombreuses heures à leur écrire des cartes postales de tous les coins du monde. Au Tibet, dans le Véhicule, profitant d’une halte, les mains dans ses moufles, il écrivait des cartes postales à ses amis. Ici, sur les chemins de l’Annapurna, pendant le petit déjeuner ou le dîner, il fait de même à la lueur d’une chandelle. Il parle sa langue, me reprochant de la parler moi-même si mal, en faisant claquer les mots, tirant de ses cordes vocales des accords distordus. Il émet aussi toutes sortes d’autres sons. Des exclamations, des grognements, des reniflements et des flatulences. Il pète et il rote sans soucis de bienséance. C’est son côté anticonformiste.


Népal, Pokhara, Annapurna, Hille, © L. Gigout, 1990
Colonne d’ânes joliment bâtés à Hille.

Népal, Pokhara, Annapurna, Hille, © L. Gigout, 1990

Népal, Pokhara, Annapurna, Hille, © L. Gigout, 1990

Népal, Pokhara, Annapurna, Hille, Ulleri, labours, © L. Gigout, 1990
Labours entre Hille et Ulleri.

Népal, Pokhara, Annapurna, Hille, Ulleri, labours, © L. Gigout, 1990


Nous rencontrons des porteurs chargés de fardeaux. Le ravitaillement des villages de la montagne se fait exclusivement à dos d’hommes. Tout le monde s’y met. Les enfants portent des fagots de genévrier, les femmes des paniers de bambou remplis de pierres, les hommes portent de tout. Des tonneaux, des malles, des lits et des armoires, le sac des randonneurs fatigués et parfois les randonneurs eux-mêmes. Les porteurs ne sont pas tous d’ethnie sherpa, le peuple caravanier de l’Himalaya, mais ils connaissent toutes les cluses et tous les passages. Ils portent leur charge sur le dos, maintenue par une sangle qui leur ceint le front. Ils vont pieds nus ou chaussés de sandalettes. Ils arpentent la montagne depuis toujours. Réformés, incapables de porter encore la moindre charge, ils continuent de hanter les chemins. L’un deux m’a montré la peau de ses genoux déformés, plissée comme celle d’un vieil éléphant. L’ascension de cet après-midi est longue et difficile. Nous montons un escalier de roches qui n’en finit pas. Nous arrivons à Ulleri à la nuit tombée et il fait froid. Mais le village est agréable et, au crépuscule, nous pouvons voir, entre deux montagnes noires, les cimes dorées de l’Annapurna dans un ciel hésitant entre un bleu d’outre mer et celui de la nuit.


Népal, Pokhara, Annapurna, Ulleri, © L. Gigout, 1990
Les cimes dorées de l'Annapurna.

Népal, Pokhara, Annapurna, Ulleri, Ghorapani, © L. Gigout, 1990
Entre Ulleri et Ghorapani.

Népal, Pokhara, Annapurna, Ulleri, Ghorapani, © L. Gigout, 1990

Népal, Pokhara, Annapurna, Ulleri, Ghorapani, © L. Gigout, 1990
Cascade entre Ulleri et Ghorapani.

Népal, Pokhara, Annapurna, Ghorapani, Banthanti, © L. Gigout, 1990
Cascade entre Ghorapani et Banthanti.

Népal, Pokhara, Annapurna, Hille, © L. Gigout, 1990
Toilette capillaire dans le village de Hille.


Tout d’un coup, il n’y a plus devant nous que le Dhaulagiri, le Tukuche, le Nilgiri, l’Annapurna-Sud et le Machhapuchhare, dit “Queue de Poisson” à cause de son double sommet. Glaciers, gorges, cascades et torrents, petits lacs vert émeraude, prairies d’herbes hautes constellées de fleurs. Forêts de cèdres et de bouleaux. Les pics enneigés entament le bleu du ciel en traversant les nuages. La magie de l’Himalaya tient, selon les Népalais, à autre chose qu’à sa beauté. L’inégalable sentiment de paix et de joie spirituelle que l’on éprouve au spectacle de ces montagnes vient des “rishi”, les petits lutins baladeurs. Êtres semi-divins à qui les mantras ont été révélés, ils viennent chercher le silence de la montagne pour prier, méditer et se rapprocher du but ultime, l’atman, l’âme universelle et la libération du long cycle des renaissances. Ils sont capables, paraît-il, de voir la Vérité mieux que quiconque. Aum svãhã ! Aum bhûh svãhã !... Aum svãhã ! Samnyastam mayã ! Samnyastam mayã ! Samnyastam mayã !...


Népal, Pokhara, Annapurna, Ghorapani, © L. Gigout, 1990
L'Annapurna vu de Ghorapani.
Népal, Pokhara, Annapurna, Ghorapani, © L. Gigout, 1990

Népal, Pokhara, Annapurna, Ghorapani, © L. Gigout, 1990

Népal, Pokhara, Annapurna, Ghorapani, © L. Gigout, 1990

Népal, Pokhara, Annapurna, Banthanti, © L. Gigout, 1990
Village de Banthanti.

Népal, Pokhara, Annapurna, Banthanti, © L. Gigout, 1990

Népal, Pokhara, Annapurna, Banthanti, © L. Gigout, 1990

Népal, Pokhara, Annapurna, Tarapani, © L. Gigout, 1990
Enfant à Tarapani.

Népal, Pokhara, Annapurna, Tarapani, © L. Gigout, 1990
La cuisinière de l'auberge de Tarapani.

Népal, Pokhara, Annapurna, Tarapani, © L. Gigout, 1990

Népal, Pokhara, Annapurna, Tarapani, © L. Gigout, 1990


Visage ovale, doucement hâlé, front haut et soucieux, la bouche large aux lèvres épaisses, l’ébauche d’un sourire dans lequel pointe le défi, des yeux comme les ailes d’un oiseau, la paupière saillante étrangement familière, les cheveux raides et longs, tirés en arrière, des boucles aux oreilles et des bracelets aux poignets, les femmes de la montagne sont belles. Leurs enfants jouent sur le chemin avec des billes ou des palets. Dans la “pathi” (petite auberge destinée aux voyageurs de passage), nous prenons place à une longue table sur la terrasse qui surplombe le chemin pendant qu’elle fait frire des oignons et prépare des spaghettis au fromage. Après dîner, je reste à fumer dans la douceur de la nuit. Pax a gagné sa chambre où il lit à la lueur d’une bougie. La jeune femme est venue s’asseoir avec moi. Elle dit s’appeler Kumari, comme la déesse vivante de Katmandou. Une lampe à huile éclaire faiblement la terrasse. Trois enfants sont autour de nous. Paroles échangées, phrases hésitantes, la vie, la montagne, les voyageurs, c’est où Paris ? dans quel pays ? des mots, des sourires et des petits secrets (vous êtes belle) laissés à la nuit, livrés aux étoiles, pour le plaisir des dieux. La flamme de la lampe qui danse dans ses prunelles, ses cheveux longs et noirs et son sourire en coin me suffiront pour l’éternité. L’un des enfants, tout petit minot, est assis sur la table et joue avec la lampe. Une fillette apprend à écrire aidée par la déesse. Autour des étoiles, la nuit est impénétrable. Les petites lumières de Pokhara scintillent au fond de la vallée alors que des bribes d’une conversation tranquille proviennent de l’intérieur de l’auberge.


Népal, Pokhara, Annapurna, Chandrung, © L. Gigout, 1990
Village de Chandrung.

Népal, Pokhara, Annapurna, Chandrung, © L. Gigout, 1990

Népal, Pokhara, Annapurna, Chandrung, Landrung, © L. Gigout, 1990
Végétation entre Chandrung et Landrung.

Népal, Pokhara, Annapurna, Chandrung, Landrung, © L. Gigout, 1990

Népal, Pokhara, Annapurna, Dhampus, Phedi, © L. Gigout, 1990
Enfants entre Dhampus et Phedi.

Népal, Pokhara, Annapurna, Dhampus, Phedi, © L. Gigout, 1990

Népal, Pokhara, Annapurna, Dhampus, Phedi, © L. Gigout, 1990


Dimanche. Cette ultime journée est la plus pénible. Je commence à sentir les effets de cette escapade dans les sentiers montagneux, à grimper et à dégringoler des milliers de marches inégales. Je n’ai pas trouvé le sommeil de toute la nuit dernière. J’ai dû trop fumer en compagnie de Pax et mon estomac n’est pas dans son assiette, mon dos craque, mes mollets sont contractés, mes cuisses me cuisent. Je n’arrive pas à avaler la moindre nourriture.


Népal, Pokhara, © L. Gigout, 1990
Retour à Pokhara.
Népal, Pokhara, © L. Gigout, 1990



De Pokhara à Gorakhpur, lundi 17 décembre 1990. 

Nous progressons lentement sur une route étroite tout en lacets. Elle est tellement entortillée autour des montagnes qu’on dirait une construction impossible de Escher. Le paysage est sublime. Installé sur la galerie du “local bus” en direction de Sounauli, à la frontière indienne, je suis aux premières loges pour faire mes adieux à la demeure des dieux, suivre la courbe du soleil qui joue avec les sommets, revivre l’édification du Grand Himalaya en parcourant ses rangées de collines et ses vallées méridionales couvertes d’une jungle de forêts et de hautes herbes, paysages dans lesquels alternent l’ombre et la lumière et scintillent les lacs et les cascades. Vaste aquarelle au pied des chevauchements qui continuent de faire glisser l’Inde sous la Chine à la vitesse de cinq centimètres par an en soulevant encore les reliefs et créant aussi les conditions de leur propre destruction. Océan en pleine tempête soudain figée dans notre perception du temps. Les vagues les plus hautes sont couronnées d’écume. Sur le toit de mon autobus, je frissonne et ce n’est pas seulement de froid. La route étroite accrochée entre falaise et précipice emprunte des ponts si gringalets qu’on se demande d’où ils tiennent d’être encore debout. Nous traversons une petite ville. Des câbles traversent la rue à des hauteurs variables entre deux façades et frôlent nos têtes. Il convient d’avoir l’œil et le réflexe sûr. Aux postes de contrôle de la police de la route, le chauffeur s’arrête quelques mètres avant, nous demande de descendre, le temps de faire les quelques mètres lui permettant de passer le poste. Nous remontons ensuite sous le nez des policiers. Passé un dernier col, la plaine sans autre relief à l’horizon que les jeux de lumière du soleil couchant, l’espace est à nouveau ouvert. Une route enfin droite. Partis de Pokhara à l’aube, nous arrivons à Sounauli vers dix-neuf heures. La nuit est tombée.

À peine descendu de là-haut, je suis dans un rickshaw dont le chauffeur s’empresse de me conduire au poste frontière. Passées les formalités, j’apprends  qu’il n’y a plus de bus pour Gorakhpur avant demain. En revanche, il y a des taxis dont les chauffeurs m’expriment leur sollicitude à leur manière. Ils essayent des tarifs en roupies népalaises, en roupies indiennes et en dollars, additionnent et convertissent avec célérité, s’apprêtant à corriger derechef à l’aune de ma réaction. Je pose mon sac, m’assois dessus et allume une cigarette. Il se passe alors des négociations compliquées entre plusieurs personnes intéressées par mon cas à des degrés divers. Il fait nuit, tout le monde s’agite, je n’y comprends rien. J’ai beau prendre une attitude détachée, ma paranoïa va croissante. D’autorité l’on me met dans un taxi avec deux autres passagers. J’hésite. Je m’apprête à refuser. Je me ravise.

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