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New Dehli, janvier




Les cloisons de ma chambre d’hôtel sont si minces que j’entends soupirer mes voisins des chambres contiguës. De l’extérieur me parviennent les bruits des conversations des pensionnaires installés sur la terrasse, ceux de la circulation, les klaxons, les trompes des autobus, les longs sifflements de mystérieuses locomotives que je n’ai jamais pu apercevoir. Le sommeil joue à cache-cache. Je me cherche une histoire à inventer, comme quand j’étais môme et que ces histoires me faisaient désirer rester éveillé le plus longtemps possible. Ces instants me remplissaient de bonheur. Rêves angéliques et rêves monstrueux, en alternance. Mais je n’ai plus de rêves à me raconter. Ne suis-je pas en ce moment même dans l’un d'entre eux ?


New Delhi, Connaught Place, © L Gigout, 1991
Connaught Place, New Dehli.

New Delhi, Connaught Place, © L Gigout, 1991

New Delhi, Connaught Place, © L Gigout, 1991

New Delhi, Connaught Place, © L Gigout, 1991

New Delhi, Connaught Place, © L Gigout, 1991

New Delhi, Chandni Chowk, Majestic, Bhai Mati Da, © L Gigout, 1991
Chandni Chowk (place du Clair de Lune), près de la fontaine Bhai Mati Das. Cinéma Majestic.

New Delhi, Chandni Chowk, Majestic, Bhai Mati Da, © L Gigout, 1991

New Delhi, Chandni Chowk, Sablok, Sexologist, © L Gigout, 1991
Dr Sablok, Chandni Chowk Road. Bon à savoir.


Chandni-Chowk Road, c’est un fleuve d’hommes de toutes origines et de toutes confessions, c’est des des bazars, des cubes de béton écaillé, des baraques en tôle où des marchands touillent des marmites où brunit un masala fortement épicé. D’autres vendent des sandales, des ustensiles en fer blanc et des pièces détachées de transistors. Les marchands de soieries se tiennent devant leur devanture et invitent à grand renfort de mimiques avenantes le badaud qu’ils jugent digne de leurs somptueuses étoffes. On presse des fruits et des légumes pour cinq roupies le verre. Le fusil ou le bâton à la main, les militaires veillent. Des réclames de toutes dimensions pendent des balcons décrépis aux côtés des affiches de cinéma. Des hommes et des femmes dorment lovés contre un mur. Les barbiers rasent et les coiffeurs coiffent, emportés par un élan qui ne s’interrompra qu’à la nuit tombée. Mais c’est surtout cette enseigne qui attire mon regard. Rédigée en gros caractères latins rouges pour attirer l'attention des patients en délicatesse avec leur libido. Le nom du spécialiste est trop beau pour être vrai. Pourtant c’est un authentique patronyme local. C’est d’ailleurs peut-être le même qui, "sexologiste" lui-aussi, élevé au rang sadhou, a écrit un Kamasutra dépoussiéré et revigorant.


New Delhi, Kinari Bazar, © L Gigout, 1991
Dans Kinari Bazar.

New Delhi, Kinari Bazar, © L Gigout, 1991

New Delhi, Jama Mashid, © L Gigout, 1991
Jama Mashid, la Mosquée du Vendredi.

New Delhi, Jama Mashid, © L Gigout, 1991

New Delhi, Jama Mashid, © L Gigout, 1991


Tout le long de l’allée menant à la Jama Masjid, de curieux apothicaires vendent d’inquiétants élixirs. Ils ont étalé sur un carré de tissu tendu sur le trottoir une pharmacopée dont la seule vue doit suffire à faire s’enfuir microbes et virus. Lézards, serpents séchés, fioles de liquide jaunâtre. Au centre d’un cercle de curieux, l’homme de l’art proclame les bienfaits d’une mystérieuse poudre blanche qu’il expérimente sur un jeune garçon. Celui-ci se met aussitôt à vomir une substance épaisse et semble s’en trouver bien. Les curieux se laissent convaincre et achètent. L’allée est noire de monde. Les estropiés sont déposés sur des nattes de corde comme des paquets. Des sortes de membres s’agitent. Un paquet roule sur lui-même. Le portail d’accès de la mosquée est fiché de deux drapeaux noirs en berne. Des portraits de Saddam Hussein sont apposés au mur. La communauté musulmane porte le deuil de l’Irak agressé par le “Satan américain”. Après que la foule se soit retirée, j’observe un homme et son enfant. Ils sont tous deux vêtus de façon semblable : tunique et pantalons blancs, la tête couverte d’une coiffe de coton. L’homme est paisible. Sa physionomie et ses gestes dégagent une discrète sensualité et une grande paix intérieure. Il vient de saluer le Prophète et il a le coeur léger, encore tout rempli par la grâce de ses prières. Il s’est approché en tenant son fils par la main, s’est assis dans la position du lotus sur l’un des tapis déroulés sur le sol pour la prière. Le fils ressemble au père. De sa coiffe s’échappe une chevelure noire épaisse. Il a six ou sept ans, il est beau et gai, le regard vif. Le père regarde son fils. La tendresse éclaire son visage. J’ai envie de m’approcher et de lui dire : « Ton fils est beau. » En anglais, le fils demande à courir sur la place à l’intérieur de la mosquée. Le père dit : « Va, je reste assis là. Je te regarde. » L’enfant s’élance tout à sa joie. Le père le suit des yeux sans inquiétude. Plus tard, l’enfant revient vers son père. Tous deux partent d’un pas tranquille, la petite main de l’enfant glissée dans celle de son père. Ils marchent en parlant doucement. Les deux silhouettes blanches longent le bassin des ablutions, traversent la place où déambulent encore quelques vieux musulmans. Une nuée de pigeons s’envolent. Le père et son fils disparaissent, happés par la multitude de la rue.


New Delhi, © L Gigout, 1991
Peintres publicitaires au travail à même les panneaux géants
dans Mahatma Gandhi Road.

New Delhi, Republic Day, chameaux, © L Gigout, 1991
Le défilé du Republic Day.

New Delhi, Republic Day, chameaux, © L Gigout, 1991

New Delhi, Republic Day, chameaux, © L Gigout, 1991

New Delhi, Republic Day, chameaux, © L Gigout, 1991

New Delhi, National Museum, Chola, Parvati, © L Gigout, 1991
Reine Sembiyan Mahadevi en déesse Parvati, 12e siècle, dynastie Chola, National Museum de New Delhi.


La tête se déplace latéralement tout en demeurant verticale. Le cou lui-même semble immobile. Les mains se joignent à hauteur du plexus, puis remontent en suivant un axe imaginaire jusqu’au-dessus du front. Les doigts pointent alors vers le ciel, faisant avec les mains un angle droit. La danseuse ressemble à une flamme un instant figée. Les mouvements obéissent à des figures qui doivent être observées avec une grande rigueur. Les positions des mains, qui sont appelées hasta et mudra, constituent un langage symbolique. Les doigts écartés en vismaya suggèrent l’étonnement. La plus belle figure est celle dite ardhachandra. Les doigts sont placés de telle façon qu’ils paraissent “saisir un croissant de lune”. C’est le geste caractéristique de Shiva Nataraja tenant une flamme dans sa main gauche.  

La grosse limousine avance lentement dans le flot des voitures. À l’intérieur, les quatre occupants sont impassibles. Sur la largeur de la vitre arrière, une bande de papier blanc est collée sur laquelle est inscrite une courte phrase en gros caractères noirs. Entré dans le flot des voitures sur ma lourde bicyclette, j’ai maintenant tout le loisir de décortiquer chacun des trois mots "LOVE IS CANCER". Je remonte Janpath Marg et j’entre en collision avec une Ambassador blanche. Pas de plaie ni de bosse, juste un peu de peinture éraflée. Love is cancer... La raison du harem se perpétue, possessive et tyrannique. Les femmes indiennes continuent d’être dissimulées. Non par un voile comme les femmes musulmanes, mais par ce qui fait qu’elles baissent les yeux pour ne pas croiser le regard des hommes et ce qui les fait rougir à bon escient. Dès le berceau, l’Inde est cruellement misogyne. Il y a sept fois plus de mortalité chez les petites filles que chez les petits garçons. L’enfant mâle est important, nécessaire pour assurer la survie avant la mort du père et accomplir les rites funéraires. Une fille qui naît, ce sera un mari à trouver et une dot à payer. La pratique de la dot, interdite depuis 1961, a la vie dure et il y a inflation sur le prix des maris. La dot traditionnelle consistait en bijoux, vêtements, meubles et ustensiles nécessaires à la vie du jeune couple. Aujourd’hui, il faut le scooter, le téléviseur, le réfrigérateur, les vidéocassettes et l’air conditionné ! On se croirait dans une chanson de Boris Vian. Dans la chanson, si la dot n’était pas payée, la jeune épousée s’en retournait chez sa mère. Il n’en va pas de même en Inde. Cela s’appelle "dowry murder". Elles sont plusieurs centaines de jeunes femmes à mourir chaque année, victimes du meurtre à la dot. Généralement, elles brûlent accidentellement dans leur cuisine. Le feu purificateur. Mais "Love is cancer" est d’une toute autre nature. C’est une déclaration de haine. Fondamentalistes et intégristes voient le monde comme un gouffre béant. Hantés par le souvenir de leurs sinistres copulations, ils vocifèrent, le cœur gelé dans la tourmente de leurs mots. Ils sont sans rêves. L’espoir qu’ils refusent pour eux-mêmes n’a d’autre raison que de ravir l’espoir aux autres hommes. Leur vérité est fondamentalement sale, sanglante et répugnante. Me reviennent alors les images des danses du théâtre Triveni. Les femmes dansaient et les figures du Kuchipudi mêlaient les signes divins aux signes de la séduction. Mouvements de tête et de hanche, regards codés ironiquement équivoques. Jeu subtil dans lequel se mêlaient le charme, le plaisir et la recherche de la situation d’osmose entre l’âme et le divin. Envoûtement. L’âme de l’Inde. La raison d’être là que je cherchais. La musique, le chant et la danse sont un arbre. Chaque feuille a son propre frémissement. L’arbre est une lyre dont les cordes s’étirent et s’arc-boutent pour retenir, de manière légère et exquise, les feuilles sensibles. Il est aussi l’enseignement du père à son fils, la représentation de la sagesse innée et primordiale, de l’harmonie et du chaos, des qualités élémentaires de ce monde.



New Delhi, National Museum, Chola, Vishnu, © L Gigout, 1991
Kali, 12e siècle, dynastie Chola

New Delhi, National Museum, Chola, Nataraja, © L Gigout, 1991
Shiva Nataraja, 12e siècle, dynastie Chola.

New Delhi, National Museum, Bouddha, © L Gigout, 1991
Tête du Bouddha, 5e siècle, période Gupta.

New Delhi, Fort Rouge, © L Gigout, 1991
Dans le Fort Rouge.




Je suis ébloui par la gloire de la banqueroute, aussi désespérément que le poussin est ébloui par la banqueroute de sa coquille. Certes sa coquille est assez réelle. Et pourtant il l’abandonne pour l’air et la lumière intangibles.
Tagore, Home and the World, Payot.

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