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Bucarest, août

Bucarest, vendredi 10 août 1990. Ces trams sont de tels assemblages de ferrailles que l’on craint qu’ils ne se disloquent brutalement à chaque fois qu’ils passent sur un aiguillage. Lucian m’accompagne. Il me conduit à son appartement où je pourrai rester pour la durée de mon séjour. Il me fait signe que nous devons descendre au prochain arrêt.
– Boulevard Ilie-Pintilie, dit-il. La place de la Victoire n’est pas loin.
– Victoire sur qui ?
– Sur les Ottomans.
Je lui demande si nous sommes loin du centre.
– Le centre ? Mais le centre, c’est ici !
Je regarde autour de moi le centre de Bucarest. Les immeubles sont des blocs rigoureusement fonctionnels, poussiéreux et tristes. Entassements de quadrilatères tirés au cordeau, la ville est une telle béance de fantaisie qu’elle fait penser à une banlieue oubliée par les programmes de réhabilitation. Il a fallu l’opportunité d’un léger tremblement de terre pour rompre la monotonie en brisant les alignements et en déformant les chaussées. L’orage de cette nuit a laissé de grandes flaques d’eau boueuse. Les rares magasins sont fermés ou n’offrent, sur leurs présentoirs disproportionnés, que quelques échantillons exemplaires. Je trouve ici, dans leur douloureuse réalité du quotidien, tous les clichés véhiculés par les médias occidentaux à propos de l’Est : la pénurie et les files d’attente. La révolution roumaine n’a que six mois.




Bucarest, Palais du Parlement, Boulevard Unirii, © L. Gigout, 1990
Palais du Parlement, au bout du boulevard Unirii.

Bucarest, Palais du Parlement, Boulevard Unirii, © L. Gigout, 1990

Bucarest, rue Lipscani, © L. Gigout, 1990
Rue Lipscani.


Quelques vendeurs ont fait leur apparition sur le pavé et de rares cafés privés se sont ouverts. Il y a peu de circulation. Des Dacia, des Trabant germaniques et des Volga soviétiques se faufilent entre d’antiques autobus et des tramways pleins comme des œufs. Je me mets en quête d’un lieu où je puisse procéder à quelques libations introductives et, éventuellement, calmer une faim qui se désespère. Une brasserie m’invite à mon premier SMIG gastronomique : ragoût de restau-U et bière fade servie dans un grand bock à la propreté douteuse. Mais il y a Maria, venue m’attendre à la gare, accompagnée de Michel. Elle m’a pris dans ses bras comme une mère retrouvant un fils longtemps demeuré absent. Il y a la gentillesse de Lucian, de Rudy et de Ana, le sourire de Livia. Il y a cet ancien instructeur de la marine, féru d’histoire contemporaine et grand admirateur des sciences, qui m’invite à visiter la Maison de l’Astronomie. Il y a les étudiantes de l’Observatoire, qui nous offrent du café et des cigarettes. Il y a l’exubérance latine et l’élégance surannée du baisemain. Un sens de l’hospitalité enthousiaste et authentique ne demandant qu’à s’exprimer.






Bucarest, Église Saint Ioan Nou, boulevard  Ion C. Brătianu, © L. Gigout, 1990
Église Saint Ioan Nou, boulevard  Ion C. Brătianu.

Bucarest, place de l'Université, © L. Gigout, 1990
Place de l'Université.


Le soir venu, la place de l’Université s’anime. Les joueurs d’échecs ont installé leurs échiquiers sur la margelle de la fontaine. Mais la passion qui tient le haut du pavé, c’est la politique. Agora. Les gens discutent, commentent les articles des journaux. Parfois un mot jaillit, repris par les langues maintenant déliées. Les femmes ne sont pas en reste. Elles sont les premières à crier haro sur Illescu et ses "communistes". Un barbu à cheveux longs colle des dazibaos et aussitôt un attroupement se forme autour de lui. La discussion rebondit. Au centre de Piata Romana, grande place circulaire, se trouve l’amorce d’un large cylindre de béton. Il s’agit du socle qui devait recevoir une statue monumentale d’Elena Ceaucescu. Pendant la révolution de décembre, les gens y brûlèrent les mannequins du couple dont la folie stalinienne était devenue grotesque et insupportable.



Bucarest, place de l'Université, © L. Gigout, 1990

Bucarest, place de l'Université, © L. Gigout, 1990

Bucarest, musée du Village, © L. Gigout, 1990
Maison villageoise traditionnelle au musée du Village.


Le lac Herastrav est au bord de la ville. L’eau est sale, envahie par les algues et les déchets, mais l’endroit bucolique et sauvage est presque aussi agréable que le laisse supposer la brochure. La ville, sa poussière et son tintamarre se font oublier. Des enfants rient, des pigeons roucoulent, des moineaux piaillent et des crapauds coassent. Le long d’une rive se trouve le musée du village roumain. Les habitats traditionnels sont reconstitués et entretenus avec soin. Le mobilier et les outils des artisans sont authentiques et patinés par le temps. Plus loin, se trouvent une brasserie, un théâtre abandonné, quelques manèges antédiluviens. Sur le lac, deux véliplanchistes cherchent le vent. Des araignées d’eau courent sur l’eau dans le reflet des arbres.


Sinaia, château de Pélès, © L. Gigout, 1990
Sinaïa, le château de Pélès.


La “Perle des Carpates” est accrochée au flanc de la montagne. À l’écart, dans une custode de verdure et de conifères ombrageux, se dressent les tours du château. On y accède par un chemin pavé traversant une forêt de hêtres et d’épicéas. Il était naguère encore domaine réservé pour les agapes de la géniale famille. Il est maintenant ouvert aux visiteurs. Le château Pélès est un château de conte de fées et je m’attends à voir surgir de ses tours des femmes libellules et des lutins espiègles. Hélas. Ce n’est qu’un gros homme pataud sanglé dans une espèce d’uniforme de majorette qui s’avance vers nous en maugréant. Le guide nous explique que l’architecture conjugue les Renaissances allemande et italienne. Le hall d’honneur est inspiré de Lubeck et de Brême, la salle des conseils est germano-suisse et la salle florentine est ornée d’une splendide cheminée en marbre de carrare. Il y a une salle mauresque, un petit salon français et un autre turc ! Il suffit de pousser une porte pour voyager dans l’espace et dans le temps. Les décorations sont riches et le mobilier somptueux. Un endroit digne d’un roi, fut-il bolchevique ? Il est vrai que Ceaucescu n’était pas n’importe qui. Premier secrétaire du Parti, président du Conseil d’État, chef des Forces armées, président du Conseil de la Défense, président du Conseil suprême du développement économique et social et président de la République socialiste de Roumanie. Il s’était même fabriqué une généalogie le reliant aux grands ancêtres daces en passant par les princes valaques.



Sinaia, château de Pélès, © L. Gigout, 1990
Statue devant le château de Pélès.


Lui faisait partie d’une grande famille de l’aristocratie byzantine originaire d’Asie mineure établie en Russie. Les Turcs de l’époque étaient assez remuants. Les Canzatumène avaient déjà eu maille à partir avec eux à Constantinople. Mis dans l’impossibilité de tenir le rôle seyant à leur rang, ils préférèrent émigrer. C’est ainsi qu’ils arrivèrent en Roumanie. Ils choisirent la Valachie, état fédéral roumain fondé au XIVe siècle entre le Danube et les Carpates et gouverné par des voïvodes. Ils finiront par devenir eux-mêmes voïvodes et donneront naissance à la dynastie des Constantin, comtes du Saint Empire. Voilà donc pour notre Spartharus Mihail, pas encore voïvode mais qui s’en sentait déjà l’étoffe. Le voïvode, c’était l’Albanais Grégoire 1er, lequel sentait bien que le Canzacutène pourrait aussi bien être voïvode à sa place. Aussi valait-il mieux que les deux hommes ne se rencontrassent point. Toutefois, c’est arrivé une fois, dans le bois de la Prahova. Évidement, l’Albanais et sa bande d’assassins tentèrent de faire la peau au Byzantin. C’est un miracle qu’il en réchappât, ce qu’il reconnut bien volontiers. En action de grâces, il se rendit en pèlerinage au monastère de Sainte Catherine sur le mont Sinaï et, à son retour, il ordonna la construction d’un monastère sur le lieu même où il eut la vie sauve.



Sinaia, monastère Sainte-Catherine, © L. Gigout, 1990
Monastère de Sainte Catherine à Sinaia.

Sinaia, château de Pélès, © L. Gigout, 1990
Avec Rudi, Ana et Lucian à Sinaïa.


À Sinaïa, Rudy et Ana sont chez eux. Ils saluent les autochtones qui s’activent dans les potagers, s’enquièrent du volume des tomates et de la taille des haricots. Nous déjeunons à l’auberge d’un hôtel charmant où le personnel est plein de gentillesse. Qu’il serait agréable de rester ici quelques jours, de passer le temps à visiter les jardins, à arpenter les layons des montagnes, à lire, à rêver et à échanger des mots tendres et des caresses avec une âme romantique. Au marché, nous achetons du fromage à pâte ferme et nous songeons à rentrer. Le train est un tortillard qui s’arrête sans raison et met trois heures pour rejoindre Bucarest. 


Dimanche. Piata Romana, je cherche une marchande de fleurs, une Tzigane comme celle aperçue dans le train, au retour de Comana pour lui acheter toutes ses fleurs, les lui offrir, et trouver dans ses yeux un prétexte qui me fera prolonger mon séjour. Nous dînons chez Maria. La grand-mère Alicia me serre dans ses bras. Maria m’offre un pot de confiture. Elle m’accompagne à l’autobus en me tenant par le bras. À la gare du Nord, Lucian dit : « Tu vas me manquer… » Le train se met lentement en mouvement. Lucian me fait des signes de la main. J’ai la gorge sèche. J’ai la gorge sèche et je n’ai pour boire que de l’eau tiède au goût de chambre à air. Mais j’ai des quetsches du jardin de l’oncle de Lucian, du fromage de Sinaïa que m’a donné Ana et de la confiture de cerises de Maria. Adieu, adieu, Romania libertatae.

Arrêt prolongé en gare de Curtici, quelque part entre la Roumanie et la Hongrie. Contrôles scrupuleux des douaniers roumains. Partage des vivres et des boissons avec les autres voyageurs. Le train se livre à des manœuvres compliquées. Des voies en cul-de-sac obligent le mécanicien à faire machine arrière pour emprunter une autre voie, comme si celui-ci ne connaissait pas très bien sa route et que les aiguilleurs s’amusaient à l’embrouiller. Un Roumain me parle avec passion de la Moldavie et du nouveau gouvernement trop timoré dans ses réformes. Arrêts prolongés à répétition dans la nuit. Mes intestins font du tricot et les toilettes sont impraticables. La chaleur est étouffante. C’est la faute aux Turcs, affirme le Moldave. Ils ont fait des Roumains de doux rêveurs avec leurs narguilés.


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